Ce jour-là, j’avais déjà eu mes sept ans révolus, je suis rentré de l’école. Le bus s’est arrêté, comme à son habitude, à trente-huit pas de la maison. Je les comptais, tous les jours. A trois pas, j’avais encore toute la rue à traverser pour atteindre notre « achélème ». A douze, je franchissais le passage piéton dont le goudron s’était transformé en magna en fusion. Et à trente-sept, j’étais bientôt arrivé. J’ai ouvert la porte et j’ai crié le nom de ma petite sœur. Personne n’a couru vers moi. Il n’y avait que le silence pour me répondre. Le silence, et quelques sanglots qui provenaient de la cuisine. Pris d’une terrible curiosité enfantine, j’en oubliais même de déposé mon sac à dos pour découvrir qui émettait ce son. Alors que je m’approchais à pas de loup, je pouvais apercevoir ma génitrice effondrée dans un coin, entre le réfrigérateur et la fenêtre. Je me suis planté juste devant elle, et j’ai ouvert la bouche, inquiet. « Elle… Elle est pas là, Berry ? ».
Ma mère a redoublé de sanglots. Je ne sais même pas comment elle arrivait à respirer tant elle suffoquait dans ses pleurs. Et toujours pas l’apparition de ma frangine. Mon père qui m’avait entendu claquer la porte d’entrée, pour la verrouiller, nous avait rejoint dans l’office à la seconde d’après. Il posa sa grande main sur mon crâne et m’ébouriffa affectueusement la tignasse en guise de bonjour. Dans un long soupir, lourd de sens que je ne saisissais pas, il répondit vaguement à ma question. « Nous n’avions pas les moyens financiers pour subvenir à ses besoins, tu sais. ». A cet âge-là, je ne comprenais pas tout ce qu’il se disait. Financier, subvenir, besoins n’étaient, à mes oreilles, que des syllabes accolées, brouhaha mystique auquel je n’accordais aucune importance. D’une voix fluette et candide, je reprenais mon discours, cherchant à assimiler les évènements. « Darren a dû abandonner son chat, parce qu’il n’avait plus de sous pour payer ses croquettes. On n’avait plus de sous pour les croquettes de Berry ? » Darren, c’était mon camarade de classe. Son père avait disparu l’année dernière et sa mère, nous n’avions jamais sût ce qu’elle faisait, mis à part les nombreux mâles qui passaient dans son lit. Mais apparemment, la disparition de Berry n’avait aucun rapport avec les croquettes, puisque mon géniteur pouffa pour se moquer de ma réponse. Silencieusement, bien sûr, ç’eut été déplacé s’il avait ri à gorge déployée. Non, juste un sourire mélancolique, en coin. Je le regardais naïvement, dépassé par la situation. « Mais Berry, c’est pas un chat. » C’était pourtant un argument implacable, quoi que j’aie toujours rêvé d’avoir un animal de compagnie. « Non, bien sûr que non. » Et puis il me prit par la main. Elle était chaude, légèrement moite, mais pour dire vrai, c’était rassurant. Sa main, elle était colossale, rugueuse à cause du travail, mais douce à souhait. J’étais enchanté par le simple contact paradoxal de nos peaux et je relevais la tête vers le visage de mon procréateur. « Mais, elle rentre quand ? »
Il n’y eu pas de réponse. L’homme m’accompagna dans ma chambre, dans laquelle il y avait tous les jouets de Cramberry étalés sur le sol. Il me baisa le front et retourna aux côtés de ma mère sans dire mot.

Le jour suivant, Berry n’était toujours pas rentrée. Je crois qu’elle avait oublié la promesse que nous nous étions faites la veille.

« Berry, demain c’est la rentrée. Je vais aller à l’école, tu comprends ? » La jeune enfant hocha la tête avec attention. En réalité, elle ne réalisait pas l’impact de mes mots. Pour moi, c’était un grand évènement. J’allais retrouver mes amis, Darren mon meilleur ami, et la maitresse. J’étais amoureux de mon institutrice. Elle était grande, et élancée. Son visage fin, marqué par une délicatesse ancrée, était entouré de deux anglaises brunes magnifiques qui s’échouaient sur ses épaules. J’avais pu apercevoir Papa lui sourire plusieurs fois lorsqu’il était venu me chercher. La jalousie maladive m’avait rongé et ces jours-là je refusais d’adresser la parole à l’homme. Mon père, c’était un grand homme. C’était le meilleur des éboueurs, un mari aimant, fidèle à en crever. Je sais que mon père n’aurait jamais osé penser à une autre femme que ma productrice –c’était la deuxième plus belle femme-, bien qu’il appréciait les belles choses. Pour vous prouver qu’il était le plus bon des hommes, je vous avouerai qu’une matinée, alors qu’il accomplissait sa tache journalière de vider les rues londoniennes de leurs déchets, il avait trouvé un enfant pleurant dans une poubelle. Il l’avait ramené dans son foyer, nourri, lavé, logé, nommé. Il l’avait élevé comme sa propre fille, les cinq premières années de son existence, elle s’appelait Cramberry. A cette époque, j’étais persuadée qu’elle était comme Superman -qu’on avait abandonné à la naissance- et qu’un jour, elle sauverait ma vie. J’avais tort.
Alors j’étais donc assis en tailleur, face à la petite brunette et je la regardais droit dans ses prunelles bleu-azur. « Je te promet de rentrer vite. »

Ce jour-là, j’avais enfilé mes habits à la quatrième vitesse, et pressé de partir, j’ouvrais la porte d’entrée. Berry était sortie de la chambre, encore toute somnolente et en se frottant les yeux, elle m’avait demandé « Mais.. Tu rentres quand ? ». Je me précipitais pour faire demi-tour dans sa direction et embrasser sa joue « Vite, promis. ».



Cinq années plus tard. « Ta mère la pute ! » Le gamin venait d’insulter Darren. Je m’interposais aussi vite, placé entre mon meilleur ami et l’abruti. « Ne te mêle pas de ça, Strawb’. » avait crié Darren. « Ton père sent la poubelle, Dashwood ! ». La dispute était devenue personnelle, et à la seconde même où elle m’écorchait l’oreille, j’avais lancé mon poing dans le visage de mon opposant. Un craquement se fit entendre. Peut-être provenait-il de mes phalanges qui se compressaient contre le sillon nasal de mon adversaire, ou peut-être était-ce son fameux sillon nasal qui se compressait sous mes phalanges. La scène était digne d’un grand film de kung-fu, la coordination de nos mouvements en moins. Le combat aurait pu durer éternellement si le principal n’était pas venu nous interrompre. En deux en trois mouvements, nous étions tous les trois assis dans le bureau somptueux, attendant l’arrivée de nos parents convoqués. J’observais avec contentement mon œuvre. Il avait le nez saignant, quelques égratignures sur les coudes et un trou dans son jean. Darren avait l’œil poché, et mon avant-bras ruisselait d’un liquide rouge. Épique. Jusqu’à ce que mon vieux se pointe dans la salle. Il regardait d’un air dépassé mon état pitoyable et prenait place dans le siège face au directeur. A cette seconde-là, j’avais honte de lui. Il avait quitté d’une trombe son boulot, lorsque l’appel avait retentit sur son portable. Sans prendre le temps de se changer, il était arrivé dans son apparat municipal, jaune fluo. Une voix grave, monotone et sérieuse coupa court à mes divagations. « Monsieur Dashwood, le comportement de votre fils m’inquiète. C’est la troisième fois ce mois-ci que je le convoque dans mon bureau. Ses professeurs se plaignent de son attitude en classe, il ne fait aucun eff… ». Je n’ai pas écouté la suite. Ou plutôt, je ne l’ai pas entendue, parce que mes oreilles étaient envahies de souvenirs, bourdonnements de mon cœur. J’entendais au loin les sanglots de ma mère. Ses larmes, ses pleurs, qui s’enfuyaient dans les couloirs du collège. Ca n’était qu’un souvenir. Que les bribes de mémoire que j’avais d’elle. Elle était partie, elle ne reviendrait pas. Son rire, je l’avais oublié. Maman est morte, il y a un mois de cela. J’ai soufflé mes douzièmes bougies, et le lendemain, elle n’était plus là.

Nous sommes sortis de l’établissement en silence. Cela ressemblait à une marche solennelle, je m’éloignais de trois pas en avant de mon père, car cette fois, c’est lui qui avait honte de moi. Je l’avais déçu en tous points. « Mon chéri, je m’inquiète pour toi. ». Je haussais les épaules, ne sachant que dire, et je restais impassible. Il me racontait ce que j’avais raté de l’entretien avec mon régisseur. Il était question de me faire suivre par un psychologue pour surmonter le décès de ma mère, ce que je refusais sur le champ. Le lendemain, Darren a changé de collège et sa mère lui défendu de me revoir une fois de plus, déclamant que j’étais une mauvaise influence.

Peut-être que j’aurais dû me rendre à ces séances de thérapies. Ou peut-être pas. Sans doute ça m’aurait évité de tomber dans la drogue. Sans doute que j’aurais trouvé une autre solution que le deal pour survivre. De toute façon, je connaissais déjà la source de mes maux. C’était elle, cette pute. Cette garce que j’avais prise pour une héroïne. Elle avait empoisonné ma mère de son amour et elle l’avait laissé agonisante sur le sol de la cuisine. Elle était la faucheuse qui m’avait pris mon enfance. Vous savez quoi ? Je lui rendrais la monnaie de sa père coute que coute. Je la ferais souffrir autant que j’en ai bavé. J’en deviens complètement taré, et je n’ai jamais aimé une femme comme je l’aimais, comme je l’aime.