« Aleksey ? Dis, pourquoi Mama et Dadi ils sont aussi pressés, hein ? Et pourquoi on s'en va d'abord ? » Un garçon d'une douzaine d'années tenait par la main une fillette plus jeune. Elle n'avait pas plus de cinq ans, le visage pointu encadré de cheveux bruns et mangé par deux grands yeux d'un bleu trop pâle, bien différents des iris couleur ciel d'été d'Aleskey. Elle observait tout autour d'elle ; l'agitation de la gare la fascinait et elle serait bien restée un peu plus longtemps à observer les trains, impressionnants monstres de métal, ou même les gens aux visages marqués qui les entouraient. Mais la main de son frère sur la sienne la tirait inexorablement vers l'avant et ses petites jambes avaient bien du mal à suivre. Elle faillit d'ailleurs trébucher sur une aspérité du sol et l'aîné poussa un soupir avant de la soulever dans ses bras. « Aleks ! Tu m'as pas répondu et Dadi il dit que c'est pas poli de pas répondre à une question. » La main du préadolescent ébouriffa la toison brune de sa soeur. « Liah, enfin, on te l'a déjà expliqué. On s'en va parce que la vie ici n'est plus sûre. Donc on part du territoire soviétique pour aller en Angleterre chez oncle Anton, tu sais ? Le frère de maman. » L'enfant poussa un petit soupir triste en observant la grande femme brune aux yeux d'un magnifique chocolat qui les précédait. Leur mère, Jillian, dont elle était le portrait craché. Seuls ses yeux bleu pâle étaient un héritage de son père. « J'aurais bien aimé pouvoir dire au revoir à mes amies. »

Ils étaient arrivés en Angleterre quelques semaines auparavant. L'oncle Anton habitait une maison tout simplement gigantesque, qui avait fait briller les yeux de l'enfant au premier regard. A Saint Petersbourg, la famille habitait dans une maison de trois pièces, comme toutes les autres. Banale. Alors la propriété d'Anton lui apparaissait comme une sorte de château pour princesses. Et le jardin ! Elle adorait y passer ses après-midi, comme ce jour-là, où elle jouait avec un ballon près du portail. « Bonjour ! » Elle tourna la tête vers la grille fermée. Un garçon d'environ son âge avait empoigné les barreaux et l'observait attentivement. Les yeux clairs, les cheveux châtains, il avait un air curieux sur le visage. « Euh... Bonjour. Comment tu t'appelles ? » Il lui adressa un sourire éclatant. « Jefferson. Jefferson Bridgestone, mais tu peux m'appeler Jeff si tu préfères. Et toi ? » La gamine pencha la tête. Elle avait un prénom à rallonge, qui lui avait attiré des moqueries à l'école... Elle soupira. « Mon prénom complet c'est Asaliah-Ozalee mais je préfère Asaliah. » « D'accord. Asaliah. Dis, t'as un accent, t'es pas Anglaise ? » Elle secoua légèrement la tête de droite à gauche, avec une petite moue. Elle détestait cet accent qui lui faisait rouler les R. « Non... Mon Dadi est soviétique et ma Mama est anglaise mais j'ai vécu dans le pays de Dadi. On est arrivés à Londres il y a pas longtemps. C'est la maison de tonton Anton, ça. » Le gamin pencha légèrement la tête sur le côté, l'observa de ses yeux clairs, et Asaliah s'approcha un peu plus du portail. « Je connais un passage secret. Comme ça tu pourras venir jouer avec moi. Je vais te montrer. » Ils échangèrent un grand sourire, sans savoir que cette première rencontre marquerait le début d'une longue amitié.

« ALEKS ! » La voix d'Asaliah retentit dans la petite maison de plein-pied que ses parents avaient achetée voilà deux ans. Ils habitaient certes un quartier beaucoup moins huppé que leur oncle mais il y faisait bon vivre... Et au moins, ce déménagement n'avait pas sonné la fin de son amitié avec Jefferson. Mais pour le moment, l'adolescente de treize ans était à la recherche de son frère aîné. Ce fut devant le téléphone qu'elle le découvrit, et son visage pâle l'alarma immédiatement. « Aleksey ? Qu'est-ce qui se passe ? » Le jeune homme leva un regard sombre sur sa cadette et l'attira brutalement dans ses bras. « Papa et maman ont eu un problème sur la route. Un chauffard les a percutés de plein fouet... Papa est tombé dans le coma mais maman... » Sa voix s'étrangla et il ne put pas continuer, mais Asaliah comprit parfaitement le sous-entendu. Ses mains frictionnèrent doucement le dos d'Aleksey pendant qu'elle mettait un barrage à ses larmes. « Là. Je suis là Aleks, je suis là. On va se soutenir. » Elle eut un petit reniflement piteux, mais elle refusa de craquer avant le jour de l'enterrement de la défunte Zooey Lockwood, épouse Armyanski.

« J'ai rencontré un homme. » Asaliah fit pensivement tourner sa paille dans son frappucino au chocolat, les yeux rivés sur le paysage qu'elle apercevait par la fenêtre. Aleksey haussa un sourcil surpris. « Un homme ? Dis-moi tout, petite soeur, je t'écoute. » Elle poussa un soupir rêveur, la joue calée dans sa main et un léger sourire aux lèvres. « Il s'appelle Nathaniel Sullivan, il a vingt-cinq ans et il est mécanicien. Il est beau, gentil, charmeur... Il a de ces yeux verts, mon Dieu. » Elle soupira de nouveau, perdue dans ses pensées, et son frère retint un ricanement moqueur. Il n'avait encore jamais vu sa cadette dans un tel état à cause d'un homme... « Liah, j'ai l'impression que tu es tombée amoureuse de ce Nathaniel... » Ses joues prirent une jolie teinte d'écrevisse bien cuite et elle se réfugia dans son frappucino. « Mais n'importe quoi, qu'est-ce que tu racontes, impossible... Et puis de toute façon je suis sûre qu'il m'a déjà complètement oubliée... » Il se contenta de hausser les épaules, juste au moment où le portable d'Asaliah se mettait à vibrer sur la table. « Oh non Aleksey c'est lui je fais quoi qu'est-ce que je dis ? » Cette fois, il éclata de rire.

Asaliah était tombée amoureuse. Irrémédiablement, sans retour en arrière. Elle n'avait pas connu beaucoup d'aventures dans son adolescence malgré son joli minois et ses grands yeux bleus en amande, mais cette fois, elle sentait que c'était le bon. Nathaniel était le bon. Pourtant, l'homme ne semblait la voir que comme une excellente amie, tout du moins était-ce ce qu'elle croyait... Jusqu'au jour de son vingt-deuxième anniversaire. « Joyeux vingt-deux ans. » La jeune femme sursauta violemment. Elle s'était isolée dans le jardin, prise de nausées, et n'avait pas entendu Nathaniel sortir à son tour pour la rejoindre. Il s'assit à sa gauche et passa un bras autour de ses épaules, le nez levé vers les étoiles. « Merci. Mais je crois que tu me l'avais déjà dit. » Ils sourirent, puis Asaliah se laissa finalement aller contre le torse de Nathaniel, bien au chaud dans ses bras. « Je n'avais pas d'idée de cadeau mais finalement je crois qu'une chose devrait suffire... » Elle haussa un sourcil interrogateur, leva les yeux vers lui. Elle n'eut pas le temps de réagir que déjà ses lèvres se posaient sur les siennes, doucement, avec une tendresse dont elle ne l'aurait jamais cru capable. « Ca veut dire quoi ? » Il eut un léger sourire. « Que je t'aime, bêtasse. »

Entre quatre et cinq ans plus tard... « Aleksey ! » L'homme d'une trentaine d'année tourna ses yeux bleu vif vers la jeune femme qui lui faisait face, les poings sur les hanches et un sourire ravi aux lèvres. Il fronça un sourcil. Il était rare qu'elle arbore une expression aussi joyeuse, et généralement, ça annonçait de bonnes nouvelles. « Liah ? Qu'est-ce qui se passe ? » Asaliah vint se jucher sur un des hauts tabourets, face à son grand frère. Elle l'observa un moment. Dieu qu'elle pouvait l'adorer. « Nate m'a demandée en mariage. Et tu vas être tonton. » Il y eut un long silence. Aleksey semblait assimiler difficilement ces deux informations. Enfin, il lança un regard interloqué à sa cadette. « Quoi ? Et c'est seulement maintenant que je suis prévenu ? Non mais c'est quoi ce travail hein ? » Asaliah éclata de rire. La vie était belle.