- Borislav ! Attrape cette putain de gamine et enferme-la dans sa chambre une bonne fois pour toutes, qu'elle nous foute un peu la paix !
Papa m'a toujours détestée. Il n'a jamais supporté que je sois curieuse et toujours accrochée aux jupes de ma mère. Je n'y pouvais rien. Il m'a toujours fait peur. Toujours, toujours, toujours, j'ai toujours été de trop dans cette famille pas nette.

Je suis née dans une grande ville de l'Ouest de la Russie, Bryansk. C'est là que j'ai passé chacun de mes jours jusqu'à il y a un mois. Papa et la 'famille' régnaient sur la ville ; ils le font toujours, d'ailleurs. Pavel Petrovitch Krasnov, aka Papa, est le 'parrain' de la famille. Le tout-puissant, celui qui dirige les opérations, et celui à qui on accorde tout sans rien dire. S'il veut coucher avec la fille du maire de la ville, on la lui enverra dans les plus brefs délais. S'il veut être maire de la ville, on fera tout pour falsifier les résultats et il sera élu. C'est comme ça que ça marche. Et quand Papa dit 'retrouvez cette enfant de putain', ses molosses s'évaporent dans la nature à ma recherche.

Je suis partie de Bryansk sur un vélo que j'ai volé quelques centaines de mètres après la maison. Personne n'a remarqué mon absence tout de suite, puisque j'avais obligation de rester enfermée dans ma chambre jusqu'à ce qu'on m'autorise à aller librement. Et depuis le temps que je faisais ce qu'ils me disaient sans rien dire, on avait jugé inutile de me surveiller. Erreur monumentale qu'ils apprirent à leurs dépens. Enfin... Je suis partie à vélo et j'ai roulé, roulé, roulé aussi longtemps que j'ai pu. A la frontière biélorusse, on m'a demandé mon passeport. J'avais pu en faire faire un, un faux, quelques années plus tôt, quand mon paternel avait eu suffisamment confiance en moi pour me laisser sortir dans la ville pendant quelques heures. Ce que vous devez comprendre, c'est que la maison, c'était la prison. Et quand papa disait "fais", on faisait, et quand il disait "ne fais pas", on ne faisait pas. C'est comme ça que ça marche, dans la 'famille'. On lui doit le respect le plus total. Bref. J'ai traversé la Biélorrussie en stop, tout comme la Pologne, puis l'Allemagne, la Belgique, le Nord de la France et finalement l'Angleterre, où, à mon arrivée, on m'a dit "Bienvenue sur le territoire britannique, Irina Petrovna Kuznetsov". J'ai lancé un gentil sourire au douanier, et j'ai pris le train jusqu'à Londres avec les maigres économies que j'avais volées à la famille.

En errant dans la ville, je me suis retrouvée dans le quartier de Camden Town, et j'ai trouvé mon salut dans l'arrière-cour d'un immeuble. J'ai dormi ici plusieurs fois, cachée entre des poubelles, jusqu'à ce qu'un mec vienne me déloger. Enfin, déloger... Pour aller chez lui. Il m'a offert l'hébergement pour la nuit (il m'a même prêté son lit, dont les draps sentaient pas la rosée du matin, mais bon...), et dès le petit matin, quand j'ai voulu filer à l'anglaise, pour ne pas le déranger plus, il m'a chopée en flagrant délit de fuite. 'Hey, si tu aimes autant dormir dehors, j'sais pas si tu as remarqué mais c'est à peu près la même déco. Et en plus, y a l'eau chaude'. Je lui ai souri et j'ai posé mon sac dans un coin du salon. Et depuis, ce qui fait trois semaines, la "colocation" dure. Je fais de mon mieux pour l'aider (dès le deuxième jour, je me suis attaquée à sa montagne de vaisselle dans l'évier), j'peux pas lui donner d'argent, et j'refuse de payer en nature (il me l'a jamais demandé, mais des fois il me regarde un peu bizarrement...). Matthew, c'est un peu un mec chelou. C'est le genre de gars qui aurait bien besoin d'une visite mensuelle de sa mère pour lui nettoyer son appart' et lui foutre des coups de pieds aux fesses, mais il est adorable. Il me fait faire des visites sympas dans la ville, m'emmène faire des balades, me parle de ses motos qu'il aime tant, m'aide avec mon anglais souvent laborieux, il me fait oublier que mon père et ses hommes doivent me rechercher dans le monde entier maintenant. Il m'aide vraiment. Ce mec a le coeur sur la main, et surtout, il ne m'a jamais demandé comment je m'en étais retrouvée là. Je lui ai seulement dit que j'étais une émigrée russe venant chercher l'asile en Angleterre et que je pouvais absolument pas retourner en Russie, sinon je signais mon arrêt de mort. Il doit parfois se poser des questions, il doit croire que je suis une prostituée de l'Est ou quelque chose comme ça. Mais ce qu'il ne sait pas et que je ne peux pas lui dire, c'est qu'en m'aidant comme il le fait, il s'expose lui aussi à de grands dangers.

Je suppose que vous aussi, vous vous demandez ce que je fous à Londres. Pour faire court, mon père est, comme vous l'aurez compris, un mafieux super-puissant et super-violent. Le trafic d'armes et de femmes, ça le connaît. Je pense que c'est en partie pour ça qu'il m'a toujours détestée : je suis née avec le sexe féminin. Il aurait tellement voulu avoir un fils, à qui il aurait pu apprendre toutes les ficelles du métier et qui aurait pu lui succéder. Quand ma mère est retombée enceinte quatorze ans après ma naissance et qu'il a su qu'elle attendait non pas une fille mais deux, il a fallu qu'il passe sa rage sur quelque chose. Il a commencé par la passer à tabac, ordonner à ses hommes de finir le travail en la descendant dans les règles de l'art, puis il est venu s'occuper de mon cas. Si j'ai fui la famille, c'est parce que j'ai subi ses poings sur mon corps, mais aussi parce qu'il a laissé ses hommes me violer sans vergogne. Il m'a aussi séquestrée dans ma minuscule chambre, avec seulement une bouteille d'eau et un quignon de pain. Et des fois, je devais vivre avec ça pendant toute une journée entière, alors que la faim me tordait le ventre. Je n'avais pas le droit de sortir de la maison, sauf autorisations exceptionnelles. Et s'il l'on osait m'adresser un regard, je pouvais alors me sentir flattée.

Quoi qu'il en soit, cette vie-là est finie. Zlata Pavelovna Krasnov, aka Irina Petrovna Kuznetsov, va profiter de cette nouvelle vie qui s'offre à elle, et contempler la sublime Londres après la pluie.