Les photographies s'alignent alors que ma mère me raconte une par une leur histoire. Le conte de sa jeunesse londonienne, de sa folie post-adolescente, de ses études abandonnées. Chaque photo me donne des frissons. Elle me transporte dans un monde de liberté que je ne connais pas, dont le moindre rêve est interdit. Je ne connais que Los Angeles et ses belles bagnoles, et son contraste de population hallucinant. La richesse ou la pauvreté, rien au milieu. Si, peut-être nous, les rescapés, les McCafferty. « Pourquoi t'obstines-tu à lui montrer ces photos, bon Dieu ?! Veux-tu que ton fils devienne un débauché, comme tu l'étais à cette malheureuse époque ? » Ça, c'est mon père... mon géniteur d'une délicatesse hors du commun. Il n'a jamais connu le Londres de ce temps, mais s'entête à penser qu'il était fréquenté par des junkies et autres accros aux substances illégales. Je voyais dans les yeux de ma mère qu'elle faisait partie de cette partie de la population qui n'avait aucune limite et passait son temps à faire ce que bon lui semblait. Je l'admirais pour cela, mon père pas. N'ayant pas eu une carrière professionnelle correcte, selon lui - à préciser qu'il est pigiste dans le domaine sportif -, il s'acharne à me faire continuer mes études. Il rêve de voir mon patronyme gravé sur une plaque d'or, au pied d'un building dans Downtown. Avocat, pourquoi pas médecin, ... tout le panel des grands métiers dont il a cessé de rêver lorsqu'il a échoué à son diplôme de fin d'année. Ma mère est surement la personne qui me comprend le mieux. Notre relation est loin d'être fusionnelle, mais elle connaît mes ambitions, et m'encourage. Elle est ce genre de personne qui réalise à tout prix ses rêves, qui ne se soucie pas des répercussions ni de l'avenir. Une fabuleuse personne qui n'a pas les pieds sur terre. Elle déteste Los Angeles. Elle le répète sans cesse. Ville aussi artificielle que ses habitants. Je suis anglais, elle aussi, pas américain. C'est elle qui m'a donné le gout de la musique. On dîne souvent sur un air de Barry White, parfois, on boit un verre sur les Sex Pistols. Elle ne cesse de jouer du piano. Tous les jours, à chaque heure de la journée. Elle ne travaille pas, c'était le deal en arrivant ici. Une sorte de rébellion. Elle est en désaccord constant avec mon père. D'où la remarque qu'il vient de lui faire. Son regard froid se pose quelques secondes dans les yeux colériques et exténués de son mari puis elle continue son récit, comme si rien ne s'était passé. Cette attitude sereine et je m'en foutiste est admirable. Il est tard, elle éteint les lumières, me fait une bise sur le front et par rejoindre le lit conjugal. Je gratte quelques cordes sur un air des Stones. « Quand est-ce que ce gamin cessera de jouer de cette foutue guitare ! » entendis-je de l'étage.


Je dois être une des seules personnes sur cette planète à adorer la grisaille de Londres. Il ne pleut pas aussi souvent qu'on le prétend, mais le ciel est souvent épais et couvert. Et après avoir vécu presque quinze ans dans une ville où la pluie tombe au grand maximum une semaine par an, c'est parfaitement compréhensible. Aujourd'hui, il fait gris, pour ne pas changer. Dans l'appartement que je partage avec ma mère et son ami, l'ambiance est aussi joyeuse que la météo. Je l'aime bien, son ami. Il est sympa, attentionné, et tout. Mais lorsqu'il se ligue avec ma mère pour une cause désespérée - c'est-à-dire moi -, il devient un emmerdeur de première. « Tu devrais écouter ta mère Elias, les études de médecine seraient très bénéfiques pour toi ! » Non mais attends, je rêve ou quoi ? « Après tout, tu aimes bien rendre service aux gens, tu es plutôt à l'écoute et motivé, alors pourquoi pas ? » Ma mère braque une regard bienveillant sur lui puis me scrute d'un air strict, que je ne lui ai pas souvent vu. « Putain, vous me saoulez ! » jurai-je en mangeant mes céréales. Le regard de ma mère devient encore plus dur. Elle déteste que je parle de la sorte, mais je m'en fous royalement. Vous voyez la scène ? Je me réveille, je sors de ma chambre, les yeux encore clos, la bouche pâteuse et tout le toutim, et eux, même pas un bonjour, rien du tout. "Elias, tu vas faire médecine !". On dirait mon père, à eux deux. Elle le sait pourtant que c'est de la musique que je veux vivre. Elle me soutient et paf ! d'un coup, d'un seul, elle retourne sa veste et veut que je poursuive mes études. « Vous avez vu mes notes de maths et de sciences ? Non mais, c'est une bad joke ou quoi ? » Il me regarde d'un air du genre "Désolé, on a réfléchi, et ta mère et moi n'avons pas envie de te voir jouer de la guitare sur un carton sous un pont durant tout le reste de ta vie". « Je vais avoir droit à quoi ? Oxford ? Cambridge ? Une université à 15 000 £ le semestre ? » On aura tout vu. J'ai aucune chance face à ces deux-là. Sans oublier mon père, qui verse une pension alimentaire tous les mois et veille au bon fonctionnement de mes études. « Pff, j'y crois pas. Tu sais quoi ? T'es au même niveau que papa maintenant, c'est surement la première chose sur laquelle vous êtes d'accord, tous les deux. Bravo, vraiment ! » Mathias grimaça en entendant la comparaison. Il n'avait jamais beaucoup aimé mon père, ce qui est tout à fait normal puisque inconsciemment, ils étaient en concurrence. C'était bien l'une des premières fois que je parlais de la sorte à ma mère et après cela, j'eus droit à deux semaines de silence radio.


L'amphithéâtre est rempli d'étudiants. Leurs stylos s'agitent sur des feuilles déjà envahies de notes. Je note un mot sur deux, mais m'en porte très bien. Les cours de médecine se sont révélés un peu plus passionnants que je ne le pensais, cependant, pas assez pour me convaincre que j'irai jusqu'au bout. J'aurai surement beaucoup de mal. J'obtiens chaque examen d'une justesse étonnante. J'ai le droit à d'incessants reproches de la part du corps enseignant, et de mon père aussi. Toujours lui, le problème. Lui qui n'a pas obtenu son diplôme de fin d'année et qui m'explique d'une façon pour le moins très explicite que je suis un abruti fini. Rien n'a changé entre nous, rien du tout. Et le temps où nous nous lierons d'amitié n'est pas près de venir. Mes doigts froissent une feuille de cours et je m'applique à lancer la boule sur une petite tête, deux rangs au dessous de moi. Un regard faussement furieux se tourne vers moi. « Quoi, tu fais la gueule ? » je demande, faussement surpris. Andie se retourne d'un air contrarié. C'est tout elle, ça. J'ai passé la soirée avec le groupe hier. Non pas qu'elle soit contre, bien au contraire, c'est elle qui me les a présenté. Le "problème" - même si personnellement, je ne le vois pas le moins du monde comme tel - c'est Isaac, le batteur, et son ex, accessoirement. L'air devient électrique quand je parle de l'un à l'autre et inversement. Je ne les ai pas connu à l'époque où ils étaient ensemble mais apparemment, il reste toujours quelque chose entre eux. Je ne me mêle pas de ça, mais cette relation parvient souvent jusqu'à mes oreilles contre mon gré. « Andie ! » appelai-je alors que les deux rangs nous séparant se tournent vers moi, l'air de dire "Tu sais mon gros, y en a qui bossent ici !". Sourire désolé. « Viens chez moi ce soir ! » Entre nous, il ne fallait pas démordre. On s'était bien trouvé tous les deux. Dire que nos caractères étaient les mêmes est peut-être exagéré mais on se ressemble sur de nombreux points, et c'est surement ce qui fait notre complicité. Ca n'a jamais été au delà de l'amitié entre nous. Enfin... si. Quelques fois. A oublier. Même si pour certain notre amitié paraît suspecte et douteuse, elle n'en est pas moins énorme. « J'ai tout ce qu'il faut pour passer une bonne soirée » lui mimai-je alors qu'elle essayait tant bien que mal de déchiffrer le mouvement de mes lèvres.